Le développement de la littératie dans toutes les disciplines d'enseignement
Contribution thématique de la rédaction | Numéro 3/2012
de Murielle Roth (collaboration: Dieter Isler)
Jusqu'à aujourd'hui, l'apprentissage de l'écrit a souvent été l'affaire de la langue d'enseignement. Les élèves apprenaient à lire et écrire des textes dans la langue première d'enseignement et de-vaient ensuite être capables par eux-mêmes de comprendre et de produire des textes de manière efficace dans toutes les autres disciplines enseignées. Les compétences acquises dans la langue première d’enseignement en matière d'écrit étaient considérées comme transférables directement aux autres disciplines. De ce point de vue, les compétences en littératie sont perçues comme géné-rales, indépendantes du contexte et du genre de texte auxquels elles s'appliquent. Cette manière de concevoir l'apprentissage littéracique a considérablement évolué. Désormais, apprendre à lire et à écrire devient la préoccupation de toutes les disciplines d'enseignement. Un certain nombre d'études ont montré qu'un quart des jeunes de 11 à 15 ans n'avaient non seulement pas de connais-sances suffisantes en littératie mais également qu'ils ne parvenaient pas à les mettre en œuvre dans l'acquisition de nouveaux savoirs dans les autres disciplines d'enseignement, telles que par exemple la biologie ou la géographie. Selon l'OCDE (2010), l'acquisition de la lecture doit faire partie de la formation initiale et permettre de résoudre des tâches complexes dans différents contextes. Au-jourd'hui, l'élève devrait avoir la possibilité de développer ses compétences en littératie à la fois dans des contextes scolaires et extrascolaires diversifiés.
Derrière ces différentes perspectives du développement littéracique, une question ne fait pas con-sensus chez les chercheurs qui travaillent sur l'apprentissage de la langue. Pour certains, des com-pétences de base peuvent être transférées pour l'apprentissage de toutes les disciplines. Des tra-vaux ultérieurs, dont ceux de Schmellentin et al. (2011) montrent, au contraire, que chaque disci-pline nécessite des compétences littéraciques spécifiques. Cette spécificité se traduit par un lan-gage propre à chaque discipline, langage qui comprend un vocabulaire particulier et s'inscrit dans des genres spécifiques, définis par une organisation et des formulations qui leur sont propres. L'élève est ainsi confronté à des exigences textuelles qui divergent en fonction de la thématique abordée. Et c'est en s'appuyant sur les textes eux-mêmes que les élèves vont tout particulièrement développer leur compréhension et leur production de textes disciplinaires. Parallèlement, la lecture et l'écriture de textes disciplinaires demandent d'avoir des connaissances de base de la langue de l'école qui doivent être développées en partie au sein de la famille mais qui doivent aussi pouvoir être acquise par l'intermédiaire de l'école. Ainsi, pour que l'apprentissage de la langue puisse être intégré dans les disciplines, il y a la nécessité d'une collaboration étroite entre les didactiques de langues et des disciplines.
D'un côté, le langage peut être vu comme une dimension transversale, permettant d'appréhender le savoir de n'importe quelle discipline. D'un autre côté, le langage et plus particulièrement les pra-tiques langagières sont également susceptibles d'être spécifiques à chaque discipline. Ce numéro propose des travaux qui revendiquent la spécificité des compétences littéraciques pour différentes disciplines et qui alimentent la réflexion sur l'intégration de l'apprentissage de la langue dans les disciplines.
La question des liens entre le langage et le développement de savoirs à l'école est d'emblée posée par Jean-Paul Bernié, Martine Jaubert et Maryse Rebière. Leur contribution propose de repenser le langage à l'école et de voir la classe comme une communauté discursive qui va développer des compétences langagières spécifiques pour chaque discipline scolaire. Et c'est ainsi que les pratiques langagières vont contribuer à la transformation de savoirs quotidiens développés dans le contexte familial en des savoirs savants construits dans le contexte scolaire. La notion de communauté dis-cursive disciplinaire est utilisée pour analyser ce double processus indissociable qui allie le change-ment de position énonciative des élèves dans les disciplines concernées et leur appropriation de nouveaux savoirs disciplinaires. L'élève qui change de position énonciative va être capable de dé-passer le point de vue individuel pour interagir sur des connaissances partagées. C'est à travers des exemples pris dans différentes disciplines que les auteurs illustrent cette co-construction de con-naissances disciplinaires et de nouvelles positions énonciatives.
C'est grâce à l'étayage de l'enseignant que ce processus de transformation des connaissances et du langage des élèves peut avoir lieu. Ce rôle, essentiel, de l'enseignant dans l'appropriation de nou-veaux savoirs est également évoqué par François Audigier dans sa contribution. A travers plusieurs exemples, celui-ci met en évidence les spécificités des disciplines du monde social (l'éducation à la citoyenneté, la géographie et l'histoire) et en particulier les caractéristiques des textes qui leur sont associées. La tâche de l'enseignant est d'amener les élèves dans des dispositifs de travail qui leur permettent une prise de distance par rapport aux textes. Cette distanciation est nécessaire pour faire évoluer leurs pratiques langagières et construire leur compétence en littératie.
L'importance des écrits disciplinaires est également évoquée par Julienne Furger, Thomas Lindauer et Claudia Schmellentin. Chaque texte disciplinaire s'appuie sur des concepts et des théories spéci-fiques que les élèves doivent extraire et s'approprier. Afin de faciliter cette acquisition, les auteurs proposent des ajustements pour rendre ces textes plus lisibles pour les élèves. L'hypothèse sous-jacente, examinée aussi par Jean-Louis Dumortier, est qu'il ne suffit pas à l'élève de connaître les concepts et caractéristiques des textes disciplinaires pour les comprendre mais que la lisibilité des documents joue également un rôle dans la réussite de la compréhension à travers les stratégies disponibles que les élèves peuvent mobiliser. Dumortier analyse ce manque de clarté, dans des écrits de biologie, à trois niveaux: la macrostructure, la mésostructure et la microstructure, et pro-pose des pistes pour rendre l'écrit disciplinaire plus lisible.
Pour l’enseignement disciplinaire, Julienne Furger, Thomas Lindauer et Claudia Schmellentin traitent des potentiels de la lecture et de l'écriture. Les auteurs soulignent d’une part le rôle de mémoire de l’écrit qui intervient dans la stabilisation et la transmission des savoirs. D’autre part ils évoquent l’écriture dans sa fonction épistémique qui soutient et rend visible l’appropriation de nouveaux objets.
Une autre contribution, de Josef Leisen, montre également le potentiel didactique de textes que la tradition germanophone nomme des Sachtexte (textes des leçons de choses), c'est-à-dire tous les genres de textes non narratifs utilisés pour les apprentissages et véhicules de connaissances disci-plinaires. Le potentiel des textes proposés pour les « leçons de choses » est double puisqu'ils sont à la fois objet d'apprentissage langagier et servent à l'apprentissage de connaissances propre à une discipline. L’usage de ces textes suppose cependant que les apprenants disposent de connaissances solides portant sur les genres textuels et de stratégies de lecture efficaces. Le rôle de l'enseignant est aussi souligné dans la contribution de Leisen, dans le choix des textes et en fonction de l’organisation des situations de lecture.
Une dernière contribution, de Cornelia Rosebrock, se focalise sur la notion de compétence en lec-ture. L’auteure propose un modèle de compétence multidimensionnel qui conçoit la lecture comme un phénomène à niveaux et dimensions multiples. Ce modèle permet d’ordonner les mul-tiples aspects de la compétence en lecture et de se référer à ces aspects pour promouvoir la lecture. Après avoir décrit les différents niveaux de lecture, Rosebrock montre le rôle que jouent ces ni-veaux pour l’apprentissage des compétences en lecture. Par exemple, la motivation, qui se situe au niveau du sujet, est un élément clé dans l'apprentissage de la lecture dans la mesure où elle régit tous les processus mentaux impliqués dans la compréhension d'un texte.
Ce numéro de forumlecture.ch ouvre une brèche dans un immense chantier qui est celui des liens entre littératie et apprentissages disciplinaires. La question sous-jacente à ce numéro est celle de la dialectique entre savoirs spécifiques (disciplinaires) et savoirs généraux (transversaux). La perspec-tive adoptée ici par les auteur-e-s est celle d'une spécificité des pratiques langagières dans chaque discipline mais la question reste ouverte de définir s'il reste une capacité littéracique générale?
L'unanimité de point de vue qui se dégage des différentes contributions montre une évolution dans la prise en compte de la littératie au sein des disciplines. Le débat semble se centrer sur les capaci-tés spécifiques disciplinaires et les apprentissages y relatifs. Les auteur-e-s font des propositions précieuses pour analyser des textes et pour favoriser la compréhension de textes. Le rôle essentiel de l'enseignant dans la conduite des activités langagières est également souligné à plusieurs re-prises mais sans être véritablement analysé. Un autre numéro pourrait porter sur l’agir enseignant centré sur la transmission de savoirs disciplinaires et de leurs significations pour la construction des compétences en littératie des élèves.
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Références bibliographiques
Dolz, J. (2004). Produire une explication en chimie à l’école primaire. Le jus de chou rouge : un indicateur coloré. In K. Canvat, M. Montballin & M. van der Brempt, Convergences aventureuses, lieu de métissage, littérature, langue di-dactique pour Georges Legros (pp. 89-109). Namur : Presses universitaires de Namur.
Erard, S. & Schneuwly, B. (2005): La didactique de l’oral: savoirs ou com-pétences? In: Bronckart, J., Bulea, E. & Pou-liot, M. (éds.): Re-penser l’enseignement des langues: comment identifier et exploiter les compé-tences? (S. 69–97). Villeneuve d’Ascq cedex: Presses Universitaires du Septentrion.
Feilke, H. (2002): Die Entwicklung literaler Textfähigkeit. Ein Forschungsbericht. In: Siegener Arbeitspapiere zur Anei-gnung sprachlicher Strukturformen (SPASS) 10/2002, 1–24.
Koch, P. & Oesterreicher, W. (1994). Schriftlichkeit und Sprache. In: Günther, H. & Ludwig, O. (Hrsg.). Schrift und Schriftlichkeit, volume 1 (S. 587-604). Berlin: De Gruyter.
OECD (2010): PISA 2009 Ergebnisse: Was Schülerinnen und Schüler wissen und können (Volume I). Zusammenfassung in Deutsch. OECD.
Schmellentin, C., Schneider, H. & Hefti, C. (2011): Deutsch (als Zweitsprache) im Fachunterricht – am Beispiel Lesen. leseforum.ch. Online-Plattform für Literalität Nr. 3/2011. Accessible sous : /fr/sysModules/obxLeseforum/Artikel/460/2011_3_Schmellentin_Schneider.pdf (18.10.2011)
Communautés discursives disciplinaires scolaires et construction de savoirs : l’hypothèse énonciative
par Martine Jaubert und Maryse Rebière
avec la collaboration de Jean-Paul Bernié
Cet article s’intéresse aux liens -considérés souvent comme évidents- entre langage et construction des savoirs à l’école primaire française (3-11 ans). Il s’attache à clarifier l’ancrage théorique qui permet d’étayer ce postulat et à montrer à travers des exemples pris dans plusieurs disciplines enseignées, le poids de la discipline dans les pratiques langagières de construction des savoirs disciplinaires ainsi que la nécessité d’aider les élèves à construire des positions énonciatives pertinentes. La prise de conscience de la diversité de ces pratiques langagières et de leurs spécificités disciplinaires interroge l’enseignement du français à l’école.
Apprentissages disciplinaires et littératie
par Claudia Schmellentin, Thomas Lindauer et Julienne Furger
Cet article se penche sur un aspect encore peu exploré par la recherche, celui de la littératie dans les branches scientifiques. Les auteurs s'intéressent d'une part aux difficultés rencontrées dans la lecture de textes et, d'autre part, aux conditions de compréhension de texte du point de vue du lecteur. Ils prennent notamment en considération le concept de littératie scientifique, dont relève entre autres l'enculturation dans un discours spécialisé recourant à un langage spécifique. Cet aspect ressort notamment dans les textes scolaires spécialisés auxquels sont confrontés les élèves durant leur cursus. Les différentes formes et fonctions spécifiques de l'écriture liées à une branche donnée contribuent également à l'enculturation dans une littératie scientifique. S'agissant de l'écriture, deux aspects sont pris en compte: l'écriture dite de conservation, visant à fixer des réflexions et des connaissances et à rendre visibles des processus d'apprentissage, et l'écriture épistémique qui, au sens du concept d'auto-explication, sert au filtrage cognitif d'un objet d'apprentissage complexe.
Les auteurs procèdent à un état des lieux des principaux aspects qui déterminent le lien entre littératie et enseignement des sciences naturelles ainsi qu'à une présentation, fondée sur la didactique des langues, des savoirs élémentaires requis par la lecture et l'écriture dans l'enseignement des branches scientifiques, quand bien même il manque encore d'une manière générale une vérification empirique des modèles d'utilisation du langage spécifique de l'enseignement des sciences naturelles (Bolte/Pastille 2010).
Lire, écrire, maîtriser de l'information. La contribution des disciplines scolaires du monde social: éducation à la citoyenneté, géographie, histoire
par François Audigier
Les disciplines qui étudient le monde social -citoyenneté, géographie et histoire- se présentent sous forme de textes, textes qui font appel à des langages variés, linéaires et spatiaux, et qui sont hétérogènes, mêlant la description et l’explication avec la narration. Ils entretiennent un rapport empirique avec le monde social présent et passé, rapport construit selon des procédures raisonnées et critiques. Dans le quotidien de l’enseignement de ces disciplines, l’enseignant et les élèves lisent et écrivent, commentent et expliquent ce qu’ils ont lu et écrit. Après avoir contextualisé les relations entre ces disciplines et la littératie, l’auteur examine les caractéristiques de ces textes et leur complexité puis propose plusieurs pistes de travail pour mettre en œuvre des dispositifs, disciplinaires ou interdisciplinaires, prenant explicitement en compte la contribution de ces disciplines à la construction de compétences en littératie.
Lisibilité de l'écrit didactique. L'exemple du cours de biologie au premier degré de l'enseignement secondaire
par Jean-Louis Dumortier
Toute réflexion sur l’échec scolaire conduit à s’interroger sur le rapport au savoir disciplinaire, c’est-à-dire sur la relation cognitive et socio-psycho-affective que les élèves et les maitres entretiennent avec ce dernier, véhiculé, entre autres, par l’écrit didactique. Les difficultés qu’éprouvent de nombreux apprenants à comprendre ce dernier, certaines personnes l’imputent exclusivement à une carence de savoirs lexicaux et grammaticaux relatifs à la langue de scolarisation. Je me suis attaché à faire admettre que ces difficultés pouvaient aussi s’expliquer, en partie, par un défaut de lisibilité de l’écrit en question, que j’ai cru pouvoir repérer à trois niveaux : celui de l’organisation générale du cours (= la macrostructure), celui de la structure des leçons (= la mésostructure) et celui de la mise en texte du savoir (= la microstructure). Les exemples concernent le cours de biologie donné au premier degré du secondaire.